Michel Rocard : Les choses sont constitutionnellement claires, et vérifiées dans la pratique, même aujourd’hui. Le Premier Ministre a en charge le fonctionnement de la machine gouvernementale. La fonction de « donneur d’orientations » relève largement du Président de la République, un peu aussi du Premier Ministre selon l’harmonisation de leurs tempéraments. Changer la vie de nos concitoyens est une ambition qui relève largement du slogan électoral. J’ai eu le sentiment d’avoir pu faire beaucoup de choses : - certaines parce que le Président était d’accord sur l’intention (le RMI, les lois sur le logement et la solidarité urbaine, la réforme de l’Education, la fin de l’exclusive pour l’Outre-mer français) ; - d’autres parce qu’il a approuvé l’intention et le résultat : la Nouvelle-Calédonie ; - d’autres parce qu’il m’a laissé faire. Politique de renouveau du service public, lois de moralisation de la vie publique : pouvoirs de la COB, transparence des marchés publics locaux, financement des partis politiques et écoutes téléphoniques ; - d’autres enfin parce que même en désaccord, il a considéré qu’il s’agissait de problèmes gouvernementaux et non présidentiels : tous les budgets, les statuts d’Air France, de Renault, de la Poste et de France Télécom, et même la CSG. 

Club Lamartine : La fonction de Premier Ministre est-elle une fonction que les nouvelles pratiques institutionnelles rendent archaïque, ou au contraire doit-elle être renforcée ?

Michel Rocard : Cette question ne relève en rien de l’amélioration générale du fonctionnement de la République. C’est une question de choix politique général. L’expérience m’a fait profondément changer sur ce sujet. Je pense maintenant que le régime présidentiel serait mauvais pour la France, et qu’il faut donc revenir au régime parlementaire. Cela suppose de réduire de beaucoup les pouvoirs du Président, de renforcer le Premier Ministre et le Parlement, et de se garder comme de la peste de tout scrutin proportionnel pour les législatives. 

Club Lamartine: Chacun connaît vos différends avec François Mitterrand lorsque vous étiez Premier Ministre, au point que certains ont parlé d'une véritable cohabitation avec lui. Pour autant, avez-vous pu mener une politique conforme à vos souhaits. En d'autres termes, quelle a été la marque de Michel Rocard dans la conduite de la politique française entre 1988 et 1991 ? 

Michel Rocard : Nous avions c’est vrai des visions antagoniques de la société, de la place du contrat dans les rapports sociaux, et de l’art de réformer la France. Mais nous avions tous deux le sens de l’Etat, nous avons réformé, et beaucoup. Je crois me souvenir que notre couple Président/Premier Ministre a battu longtemps les records de popularité conjointe. Ce n’est pas insignifiant. J’ai fait beaucoup de choses que j’ai voulues, voir question 2. Il y en a que je n’ai pas pu faire. Naturellement. 

Club Lamartine : On a beaucoup débattu ces dernières années de la montée des communautarismes en France. Cette vision d'une France ainsi découpée correspond-elle selon vous à la réalité ? Le cas échéant comment la France peut-elle rester une Nation capable de transcender le communautarisme dans les décennies à venir ? 

Michel Rocard : La laïcité résiste tout de même assez bien. Mais une évolution vers plus de communautarisme est un vrai danger. La refuser complètement devrait être une priorité majeure de la société française. 

Club Lamartine : En ratifiant le nouveau traité européen par congrès au lieu de le faire par la voie référendaire, la France ne prend-elle pas le risque d’écarter encore plus les citoyens de la construction européenne. 

Michel Rocard : Il n’y a pas de rapport. La mort de l’Europe politique est une vieille affaire, qui résulte de l’adhésion anglaise en 1972. C’est hélas réglé maintenant, l’Europe est réduite à un instrument de gestion commun de nos économies – c’est potentiellement essentiel, mais c’est vrai que ça n’émeut en rien les foules -. Le traité de Lisbonne est une petite chose, une légère amélioration du mode de fonctionnement de l’Europe telle qu’elle est. Ça ne changera rien à l’indifférence générale, mais on en a besoin pour que la machine tourne un peu mieux, ce qui est très nécessaire devant la menace actuelle de crise économique. Si l’Europe aura pu être efficace, les gens ne le verront qu’après. 

Club Lamartine : Peut-on encore parler de Droite et de Gauche ? Ou ne faudrait-il pas mieux parler de différences fondées sur les Valeurs ? 

Michel Rocard : On peut parler de ce qu’on voudra. L’histoire nous a légué des structurations politiques où le rapport avec l’Eglise était déterminant. Ca n’a plus grand sens aujourd’hui mais les structures sont toujours là. Attention aux valeurs : c’est difficile à mesurer et ça rend fanatique. La fiscalité demeure le moins mensonger des indicateurs : qui fait-on payer, à qui facilite-t-on l’accumulation de revenus ?